JOURNAL  INTIME

Pourquoi ce titre ?  Ce terme, emprunté au domaine de l'écrit, traduit mieux que tout autre la nature de ce travail plastique; il y a une analogie à la fois quant à la genèse et quant au déroulement du travail.

Quant à la genèse tout d'abord: il est né d'une nécessité intime, liée à un moment de l'existence d'une personne, indépendamment de tout projet professionnel, et même de toute intention de s'inscrire dans un champ quelconque, artistique ou autre. Désir né dans un espace intime, analogue à celui qui fait prendre la plume; un besoin impérieux qui ne s'accompagne pas d'une intention préalable d'être lu.

Quant à son déroulement d'autre part, ce travail a le caractère d'un journal. Un exercice quotidien, une notation au jour le jour de ce qui vient spontanément, sans préparation ni programme. Aucune règle, si ce n'est celle, minimale, du diariste: la discipline du « chaque jour », quelles que soient les circonstances et les humeurs.

Le paradoxe de l'exposition

Dans ces conditions, qu'est-ce qui justifie de montrer publiquement ce qui s'est élaboré dans le secret d'une pratique hautement personnelle et privée, dont la production n'est a priori pas destinée à être mise au jour ? Autrement dit, qu'est-ce qui légitime l'exhibition de l'intime ?
Il en va pour les oeuvres plastiques comme pour les écrits, c'est la même problématique que celle du journal intime, celle du passage de « l'écrit pour soi » à la publication.
En vérité, l'opération de la venue au jour et au regard est complexe; elle passe par des phases successives – du secret absolu à la confidence, du destinataire unique au cercle restreint de témoins proches, puis à un public plus large. Dans ce modèle du journal intime, la chose produite est le fruit d'un travail singulier, elle s'origine et se développe dans l'espace clos d'une subjectivité; à l'abri du regard des autres, en tant que ces autres, du moins dans cette phase, sont perçus comme des étrangers, indifférents voire hostiles.                                                                     

Peut-on à ce stade parler de timidité, de peur du jugement ? Pas exactement. Il s'agit plutôt de la difficulté d'admettre que ce que l'on croit le plus personnel, le plus singulier s'avère être en fait partagé par un grand nombre. Il y a certes une part d'illusion et de naïveté dans cette croyance; mais elle est nécessaire, dans la mesure où elle est comme le cocon propice au passage à l'acte.

 

Autrui toujours présent

S'agissant de travaux intimes,l'exposition comme la publication révèle en fait l'existence de quelque chose qui se cache dans l'acte originel même;à savoir la présence d'un destinataire, d'un autre, qui est là dès la naissance du désir d'écrire, de peindre ou de sculpter. Cette présence n'est pas évidente, car il peut s'agir d'un destinataire réel ou imaginaire, appartenant au présent ou à un passé plus ou moins lointain, voire même qui peut demeurer inconnu, agissant dans l'inconscient de l'auteur.
Autrement dit, il n'y a jamais, même dans l'espace intime, de pur rapport de soi à soi; autrui, quelle que soit la forme qu'il emprunte, est l'opérateur indispensable du passage à l'acte dans le processus de création.

Dès lors l'exposition, la mise sous les yeux d'un public, n'est pas un acte de rupture radicale, passage d'un espace clos à un espace ouvert. Elle est en continuité avec le début de la création, en faisant s'incarner cet « autre » au statut incertain dans une réalité concrète et multiple, le public, les spectateurs, peut-être les amateurs .

Ainsi la solution du paradoxe énoncé plus haut est-elle trouvée. Il n'est pas logique que le fruit d'un travail de création, même si celui -ci est né dans le secret d'une intimité, reste en souffrance, privé de toute audience.  Cela signifie  inachèvement avortement. C'est ainsi que l'écrit solipsiste peut avoir une légitimité à entrer dans le champ de la littérature, et que des productions plastiques spontanées et solitaires ne sont pas impropres à devenir oeuvre.

 

Rencontres, invitations, reconnaissance

De la nature même de ce « journal intime » il résulte qu'il n'appartient pas à son auteur de décider de la manière dont la mise au jour de son travail va s'effectuer. Il n'est en effet pas possible de prévoir comment cet « autre » qui habite la chose créée va prendre corps et figures dans la réalité extérieure.

Le chemin vers les autres est plein de surprise; le parcours échappe très souvent à tout volontarisme, et lorsque celui-ci veut s'imposer, il se révèle inefficace. C'est le hasard des rencontres qui est déterminant, il n'est l'objet d'aucune possibilité de maîtrise.

Pour un travail de cette nature, la sortie de l'espace intime la plus naturelle, c'est celle qui suit la réponse à une invitation imprévue, venue de l'extérieur. Invitation de qui, témoin fortuit, s'est senti suffisamment concerné par la chose pour désirer en savoir davantage et décider de servir d'intermédiaire pour la montrer à d'autres.

A propos des activités dites de création, on parle souvent de reconnaissance. Le terme a une double signification.
Il s'agit le plus souvent du désir de l'auteur tout simplement d'exister aux yeux du monde par le médium de son travail; désir légitime de trouver sa place dans l'espace social.

Dans le cas du « Journal intime », on a vu que ce n'est pas si simple, le désir d'être reconnu n'étant pas fondateur de la démarche créative. En forçant un peu le trait, on peut soutenir que ce n'est pas la peur d'être incompris -souvent mise en avant- qu'il faut assumer, mais bien plutôt celle ce l'être trop bien. Autrement dit, la crainte de perdre son identité propre en découvrant, à la faveur des rencontres, que ce qu'on vit comme le plus singulier, voire le plus incommunicable, rejoint dans la réception collective le plus universel, et peut-être le plus banal. Pour l'inévitable égotisme de l'auteur, l'exposition constitue une épreuve de vérité et devrait signifier l'accès à une certaine forme de modestie.

C'est sur la seconde signification qu'il importe d'insister, la reconnaissance au sens de gratitude envers des personnes qui, représentant ou non une institution, mais toujours dans un engagement personnel qui exprime un goût, prennent le risque de montrer ce qui, à l'origine, ne semblait pas destiné à être vu, et qui cependant portait obscurément cette nécessité.

Eric STRAW
janvier 2012

         


 

   QUELQUES  REMARQUES  SUR LE PROCESSUS DE CREATION

Pourquoi ces remarques ? Parce que le mot « création »est devenu d'usage courant depuis déjà un certain temps, et que dans le domaine de l'art son emploi intensif génère des imprécisions qu'il est utile de dissiper. Il importe de définir clairement ce qui est création et ce qui ne l'est pas.

Pourquoi le terme de processus ? C'est parce qu'il indique un type de phénomène qui précisément caractérise la création et qui la distingue d'autres modes d'action.

 

 

L'ACTEUR ET LE CONTEXTE

Entre autres modèles possibles, il n'est pas interdit d'imaginer que le processus créatif de l'artiste emprunte le sien à la nature  -sous réserve de préciser ce que l'on entend par « nature »- au nom d'une congruence supposée entre micro- et macrocosme. Ce principe se trouve explicitement énoncé par la philosophie chinoise de l'art; mais il est implicite dans d'autres pensées appartenant à d'autres cultures.

Sous le terme de nature, on entend l'ensemble des forces qui déterminent l'univers dans sa totalité – définition plus vaste que celle des Romantiques ou des Ecologistes. L'artiste-créateur n'ést dans cette totalité qu'un acteur parmi d'autres, mais il se trouve dans la position particulière d'être à la fois comme tout un chacun un élément participant au jeu de ces forces (en tant qu'être biologique, social, politique); et l'interprète ou le médiateur de ces forces dans une production concrète – pour le peintre ou le sculpteur dans une production visible d'images, de formes, qui lui sont spécifiques.

Spécifiques, mais certainement pas « originales », au sens où  elles émaneraient de façon autonome d'une disposition de l'auteur, d'un talent (pour ne pas dire d'un génie) qui ferait de lui une source de production indépendante de la totalité dans laquelle il est immergé.

L'art moderne, et à sa suite l'art contemporain, sont à cet égard ambigüs. Car si d'un côté ils ont contribué à détruire le mythe de l'artiste démiurge et à banaliser l'acte créatif, ils ont par ailleurs, dans les audaces de rupture initiées par les avant-gardes, reconstitué des figures de héros d'un autre genre, dont les qualités tiennent aux capacités de transgression.

De sorte que la question de la relation du créateur à l'univers auquel il appartient reste problématique.

Admettons comme hypothèse qu'un processus créatif authentique serait celui dans lequel l'artiste – qui ne se déclare pas forcément comme tel- se laisse traverser, imprégner, par les forces qui l'environnent et que son seul travail est de les faire s'incarner dans des formes qui font oeuvre. L'acte de création n'aurait à l'origine aucune idéologie, aucun jugement de valeur; pas d'intention particulière, pas de visée de démonstration ou de séduction.

L'histoire des mouvements artistiques nous apprend qu'en effet les créateurs les plus remarquables n'étaient pas ceux qui avaient un programme conscient et bien élaboré. Leur parcours confirme souvent ce fait que le processus créatif démarre comme sous l'effet d'une impulsion vitale, d'un désir obscur; comme une réponse instinctive à ce qui est reçu du monde, les sensations, les affects auxquels est soumis l'individu. Réponse qui va bien sûr s'organiser dans un travail, se rationaliser, se civiliser plus ou moins, plus ou moins se socialiser, mais qui est est, à l'origine et dans son fond, sauvage, asociale, amorale...

 

 LA NOTION D'INVENTION

La phénoménologie du processus créatif conduit à mettre en question la notion d'invention. Ce qui se révèle dans le désir de créer, ce n'est pas tant celui de fabriquer de la nouveauté pour elle-même (interprétation réductrice de ce désir, et dérive souvent pratiquée) que de mettre au jour une image, une forme, un objet qui « réalise », « énonce », « incarne » de façon adéquate et spécifique quelque chose qui cherche à venir au monde visible. Ce « quelque chose », on ne peut rien en dire de plus à ce moment du processus. Il n'a pas d' existence préalable dans la conscience, il ne correspond pas à un projet – celui-ci ne peut être tout au plus qu' une vague idée.  On a vu que c'est le produit des forces en jeu dans le monde, réfractées dans le psychisme d'un individu; mais qui n'est proprement identifiable qu'une fois entré dans l'incarnation par la grâce du geste de cet individu, l'artiste-créateur. Identifiable, ce qui ne signifie pas réductible déjà à une interprétation univoque et définitive.

C'est donc dans ce passage du virtuel au réel qu'il y a invention. Le besoin psychique, ou pour reprendre la formule célèbre « la nécessité intérieure » qui en est à la source, ne peut pas trouver sa satisfaction dans la reprise d'une formule déjà utilisée, si habile que soit cette reprise. Quel que soit le niveau de qualité de la réalisation, il y a ratage du point de vue du processus créatif si ce « quelque chose » qui demandait à venir au jour n'est pas apparu.

Cependant si la création n'est pas compatible avec quelque forme de redite, manifeste ou cachée, elle ne peut pas pour autant procéder d'une rupture radicale avec ce qui l'a précédée. Car ce lieu virtuel d'où vient la chose en question, le monde dans sa totalité en tant que champ de forces, il ne concerne pas seulement le présent du processus. Contrairement à ce qu'ont crû certaines avant-gardes, adeptes d'un monde nouveau, ces forces sont pour une part intemporelles, elles se sont sédimentées au cours du temps, elles ont laissé des traces qui ne sont pas des vestiges historiques, mais des éléments actifs dans les subjectivités les plus modernes. L'invention ne peut faire l'impasse sur ces traces.

Il ne s'agit pas, on l'a vu, de reprendre un héritage. Le passé est ici à considérer dans une définition particulière. C'est bien ce qui précède dans le cours du temps; mais ce n'est pas le passé en tant qu'il a été figuré dans son présent de jadis; c'est en tant qu'il a été intégré, oublié, qu'il a imprégné la mémoire inconsciente, et qu'il continue de contribuer à conditionner la perception. Ce n'est pas une collection de représentations d'archives, mais un grand réservoir d'outils aptes à la captation du présent sensible. Dans l'invention la plus novatrice, on peut détecter la présence de ce passé, élaboré, transformé, rendu méconnaissable dans le processus de la création.

 

LA STRATEGIE DU PASSAGE A L'ACTE

Il y a une histoire de l'art parce qu'il y a une histoire. L'invention est nécessaire à la production d'art comme aux autres domaines, puisque les choses ne cessent de changer, et que chaque époque éprouve le besoin de se représenter, de traduire le changement dans des innovations formelles. Dans cette perspective, l'idée de tradition peut être considérée comme un mythe, une utopie qui correspond au désir de perpétuer le style d'une époque révolue; ce désir, qui veut s'opposer à l'exigence inexorable de renouvellement, est toujours voué à l'échec à plus ou moins brève échéance.

Certaines périodes ont été assez stables pour cautionner dans une certaine mesure l' idée de tradition, et assurer la transmission sur un temps relativement long. L'âge classique prétendait instaurer des règles valables pour l'éternité.

La caractéristique des temps modernes, c'est d'avoir identifié l'invention à une rupture radicale d'avec ce qui précédait, dans une surenchère d'innovations qui allaient jusqu'à des limites indépassables (exposer le vide, projeter un film sans images...). Pourtant il faut bien continuer, puisque l'histoire ne s'arrête pas.

Quel rapport avec la question du processus de création ? C'est que celui-ci ne peut pas être décontextualisé, analysé uniquement en termes psychologiques ou phénoménologiques.
Il s'inscrit dans une évolution générale des formes de l'art, dans laquelle il doit trouver sa place. Concrètement, comment un désir individuel de création peut-il s'y prendre, hic et nunc, dans ce présent, cet aujourd'hui du début du XXI ème siécle ?

Autrement dit, il y a nécessité d'avoir une stratégie du passage à l'acte créatif, pour échapper d'un côté au risque de la répétition du même sous l'effet de la subjugation d'un modèle dominant, et de l'autre côté ne pas tomber dans la mythologie de l'avant-garde qui fait croire à la possibilité d'une nouveauté radicale.

Il y a quelque chose de paradoxal dans le fait de parler de stratégie – qui évoque un calcul rationnel- à propos d'un phénomène qu'on a vu guidé par des forces inconscientes.

C'est ce paradoxe que le sujet du désir de créer doit résoudre, pour trouver le chemin de sa réalisation.

 

LA VOIE ETROITE DE LA CREATION

Comment peut-on entreprendre de peindre, de sculpter, de fabriquer quelque objet inutile, que personne n'a demandé, qui ne correspond à aucun besoin avéré – car c'est ainsi qu'on peut définir de façon triviale la production artistique ? L'ignorance et la naïveté ne sont plus des vertus possibles, comme elles ont pu l'être à certaines époques. Plus personne n'est à l'abri de la diffusion massive de la culture, et il est douteux qu'il puisse encore exister des artistes authentiquement naïfs ou bruts, c'est à dire condamnés à l'isolement, à l'exclusion ou à l'enfermement, et dépourvus de toute référence culturelle. Mais par ailleurs, cette démocratisation de l'accès à l'art ne constitue pas forcément une incitation à la création. La médiatisation, la spectacularisation peuvent fonctionner plutôt comme inhibition, en favorisant la consommation ou la pseudo-création de loisir.

Le passage à l'acte de création authentique emporte, de gré ou de force, une certaine inscription dans le champ de la production d'art – si incertaine et problématique qu'elle puisse être. De sorte que, conscient des écueils qu'on a vus, il est possible qu'on soit dès le départ dissuadé d'entreprendre quoi que ce soit, découragé de toute velléité de participation à un phénomène qui est à la fois magnifié et banalisé. On peut avoir le sentiment que tout a été essayé, expérimenté, exploité jusqu'aux ultimes possibilités.

Les « grands artistes » ont fermé la porte derrière eux, ils condamnent ceux qui suivent à des redites et plagiats de leurs oeuvres géniales. Héros d'une épopée qui s'est achevée, ils sont devenus des objets de culte, des divinités intouchables qui nous vouent à l'adoration passive dans de religieuses rétrospectives. Quant au présent, la grande diversification des techniques, la disparition des courants et des groupes, alliées à l'accentuation de la dimension financière, ne constituent pas un environnement économique et social très favorable au candidat à la création.

Son chemin est donc une voie très étroite, sans doute plus problématique que jamais en dépit d'une apparente liberté. Tout ce qu'on peut en dire, c'est qu'il n'y a pas de recette, si ce n'est d'oublier ce que l'on sait ou croit savoir, d'essayer de se soumettre à cette mystérieuse loi du processus, et de laisser ce quelque chose d'inconnu advenir au visible.

On peut considérer, pour conclure, qu'il existe un paradoxe inhérent au processus de création, une contradiction structurelle à laquelle aucun créateur ne peut échapper et en laquelle réside toute la difficulté, la douleur même, mais aussi la valeur de cette singulière aventure. C'est qu'en effet, le processus exige bien à l'origine une posture de passivité, de porosité, de neutralité; autrement dit un renoncement à la maitrise, condition essentielle pour que des forces inconnues se déploient- en termes psychanalytiques, pour que les défenses du moi n'interdisent plus à l'inconscient de se dévoiler. Mais parallèlement à cette posture, une autre apparaît inévitablement dans le processus, totalement antagoniste de la première, et cependant complémentaire, qui consiste en un sentiment de toute-puissance, une sorte d'ivresse liée à la découverte, à la révélation d'un secret, à la mise au jour d'une chose inouie.

L'artiste-créateur est donc aux prises avec des mouvements psychiques très contradictoires, avec lesquels il doit constamment négocier. De nombreux témoignages laissés par des artistes montrent bien cette dualité du désir fusionnel et de la mégalomanie comme composantes du processus de création; dualité qui est la source d'un conflit interne intense, qui doit pourtant être résolu pour que l'oeuvre aboutisse. A notre avis, cette tension est un élément au moins aussi important dans le processus que celle qui est le plus souvent mise en avant : l'opposition entre le désir d'affirmation individuelle et les conditions sociologiques de la reconnaissance.

 

Eric Straw
mai 2011

N.B. Ce texte s'efforce de résumer la problématique du sujet; il mériterait d'être développé sur bien des points. On a volontairement, par souci de concision, fait l'impasse sur toute référence à ce qui s'est écrit sur le sujet- textes émanant de philosophes, de psychanalystes, de critiques d'art, ainsi que des témoignages des artistes eux-mêmes.

 


 

RENCONTRES

 Créer c'est transformer

          Contrairement à ce que racontent certaines légendes romantiques, nées il y a environ deux cents ans, et qui ont la vie dure, un créateur, ce n'est pas quelqu'un qui fait surgir de sa tête et de ses mains des objets qui ne devraient leur existence qu'à lui-même.-à ses qualités uniques, à son génie propre, qu'il cultiverait parthénogénétiquement dans le splendide isolement de son atelier.

          Le processus de création est en vérité bien loin de cette fable. Certains artistes ont pu être, ou sont encore, victimes de cette trompeuse image, et contribuer ainsi à la répandre et à l'imposer à leur public. Il est très nécessaire, pour se sentir à l'aise lorsqu'on s'est engagé dans cette voie, d'affirmer bien haut ce qu'est en réalité un créateur, à savoir essentiellement un transformateur. Ce qui peut se traduire par ce principe élémentaire de son économie: il reçoit autant qu'il donne.

 

La différence

           On pourra faire observer qu'en cela la création ne déroge pas à ce qui constitue l'économie de base de tout travail de production, qu'il se passe à la ferme, dans l'atelier de l'artisan, à l'usine ou dans les bureaux d'études. Cependant, il est également facile de remarquer que ce qui appartient au domaine de l'art n'est pas totalement identique à ce qui se passe dans les autres productions; et en particulier celles qui lui sont proches et qui ont souvent des frontières mal définies – artisanat d'art, design, décoration, mode...Raison de plus pour préciser la différence.

          Pour employer la métaphore culinaire, on dira que la recette d'un vrai créateur est originale, qu'elle a été inventée par lui, tandis que celle utilisée par les autres producteurs est écrite d'avance ou du moins doit être contenue dans un cadre imposé. Contrairement à ceux qui ne répondent pas à la définition stricte de l'artiste, qui obéissent rigoureusement aux règles d'un marché,  qui doivent répondre à une demande, et qui sont donc tenus de respecter des normes qui encadrent leur inventivité, le créateur d'art, lui, choisit librement ses ingrédients et la manière de les agencer. Ce qui a pour corollaire que son « produit » n'est pas prévisible, et qu'il n'a pas de fonctionnalité évidente. La cuisine de l'artiste a le goût spécifique de la liberté.

 

 Injonctions et influences

          Il faut relativiser ce terme de liberté, car par certains aspects l'artiste subit lui aussi plus qu'il ne choisit; il est soumis à l'air du temps, l'atmosphère de l'époque, les idéologies et les esthétiques dominantes, et bien d'autres choses qu'il ne peut éviter de recevoir passivement du milieu dans lequel il est immergé. Mais il s'agit avant tout d'influences, plus ou moins conscientes, plus ou moins assumées, et non d' injonctions liées à une demande explicite. Il intègre en fait dans son travail, en plus des éléments de choix dictés par ses goûts ou ses pulsions, des éléments issus des forces ambiantes qui diffusent dans sa subjectivité sans les contraintes habituelles d'adaptation et de recevabilité.

          On évoquait le flou qu'il peut y avoir dans les frontières. Il résulte en effet de la nature du travail que des productions de marché peuvent exiger beaucoup d'inventivité – d'où l'usage abusif du terme de « création ». Mais le cadre dans lequel ces activités s'exercent n'est pas le même que celui de la création d'art au sens strict. Et c'est en définitive un très fort degré d'indépendance, sinon de liberté absolue, qui la différencie de ce qui pourrait parfois être confondu avec elle.

                        

Rôle de la rencontre

           Indépendance ne signifie pas solitude. Parmi les composants qui entrent dans l'alchimie du travail de transformation, ce qu'apportent les rencontres a un rôle essentiel. Elles comptent parmi les ingrédients non seulement utiles, mais véritablement indispensables au démarrage et à l'entretien du processus. Au même titre que le contact avec la nature, la musique, le rêve, ou une catastrophe, la rencontre est un vecteur formidable d'influences bénéfiques pour la créativité.Parmi toutes les rencontres possibles, il y a celles qui se font à l'improviste, au fil de la vie quotidienne, sans préparation. Il y a aussi celles, plus formelles, plus organisées, qui se font à l'occasion des expositions.

          Pourquoi ces rencontres sont-elles si nécessaires ? De façon superficielle, on pourrait penser que les expositions ayant pour motif – à la différence des rencontres fortuites- le travail lui-même, elles sont pour l'artiste qui en est l'auteur l'occasion soit d'une démonstration narcissique de son savoir-faire, soit d'une stratégie de marché inspirée par une finalité commerciale. Il serait vain de nier que des motifs  d'intérêt financier ou de vanité ne soient présents dans bien des cas. L'artiste est « un homme comme les autres », qui a des besoins très humains – parmi lesquels le besoin d'être conforté matériellement et moralement.

          Mais il est extrèmement important, sous peine de s'égarer, qu'il prenne conscience que ces « récompenses » en paroles et en argent, si elles peuvent avoir un sens dans sa vie ordinaire, n'ont pas de place dans la logique du processus de création; elles peuvent même être contre-productives, c'est le fameux syndrome de la réussite, qui fait que le succès paralyse la création, en détournant les affects forts vers des buts accessoires. Le processus de création se nourrit de quelque chose de différent, qui n'appartient pas au registre de la reconnaissance et de la gloire.

 

Messages et dialogue

          Si l'on voulait résumer l'essence de ce qui se joue pour un créateur dans le fait de montrer son travail, on pourrait dire que c'est « un appel à autrui ». Plus précisément, l'exposition est une interface privilégiée, sur laquelle l'artiste émet et reçoit une quantité de messages (au sens très général du terme) qui lui permettent de préciser la signification de ce qu'il a fait, et qui lui ouvre le champ d'un futur renouvellé. Cela grâce à un dialogue aux formes diverses, formel ou informel, parlé ou silencieux, pas forcément conscient dans l'échange immédiat.

          Les messages qu'il envoie ne sont pas intentionnels, ils résultent de l'expression d'une singularité qui ne poursuit pas de but idéologique, qui ne cherche pas à illustrer une thèse. Il transmet souvent des messages dont il ne connaît pas la teneur. Il ne vise pas de destinataire particulier, il envoie des « bouteilles à la mer », sans savoir qui va pouvoir les recueillir. L'un de ces principaux messages récurrents est lié au fait qu'une création artistique authentique est une micro-expérience de liberté; comme telle,elle peut constituer à l'insu de l'artiste un exemple pour qui est en désir d'entreprendre une telle aventure, exemple qui lui sert de référence et de point d'appui, en dehors de tout imposition d'un modèle, de tout effet de pouvoir.

          Quant aux messages qu'il reçoit, la logique de cet échange particulier veut qu'ils aient pour qualité principale d'être inattendus, surprenants et parfois dérangeants. C'est précisément en déjouant les attentes, en brisant la langue de bois du commentaire ordinaire, qu'ils apportent ce ferment indispensable au processus. Ce sont ces rencontres improbables qui le nourrissent en mettant de la lumière sur la signification cachée de l'oeuvre, qui fournissent au créateur les mots qui lui permettent d'élucider son propre travail; des mots qu'il n'aurait pas sû trouver lui-même et qui en facilitant l'énonciation du sens de sa recherche, donnent à celle-ci la possibilité de continuer.

          Ces retours sont pour l'artiste l'occasion de découvrir que, si ce qu'il fait est par définition singulier, autrui y est potentiellement toujours présent – et cela depuis le début- et que c'est dans la rencontre que s'incarne et se réalise cette dimension essentielle à toute oeuvre de création.

          Dans ce que manifeste l'expérience de l'exposition, on peut dire alors que s'il y a transmission, elle n'est pas unilatérale; elle s'effectue à égalité dans les deux sens, entre celui qui montre et celui qui regarde. Ce que résument si bien les vers de Valéry, inscrits au fronton du Palais de Chaillot :

« Il dépend de celui qui passe
Que je sois tombe ou trésor »

                                                                                                                                                                     
Eric Straw -mars 2013