LES SCULPTURES D'ERIC STRAW

« Quand, comment, pourquoi ? »

 Entretien avec Joseph KASTENBERG - Octobre 2012

 

Pour ouvrir notre entretien, une question sur les débuts; et tout d'abord, quand avez vous entrepris ce travail si particulier, ce que vous appelez vos « sculptures de carton ?

-très exactement le 13 juillet 2003. Je peux même vous préciser l'heure, c'était entre 14 et 15 heures; il faisait très chaud, c'était le début de la grande canicule qui a sévi cet été-là !

C'est très précis, en effet, mais je suppose que ces circonstances sont anecdotiques, et qu'il y a eu, avant cet        instant, une phase de préparation ?

-oui, bien sûr, ce n'est pas dû à un coup de chaleur, quoique... je plaisante. En fait, c'est venu à ce moment-là parce     que, sans que j'en sois conscient, tout était en place depuis un certain temps..

 

Depuis longtemps ?

-oui, c'est venu tard dans mon parcours, la gestation a été particulièrement longue...

 

J'ai crû comprendre que ce parcours avait été assez compliqué ?

-j'ai commencé ma vie professionnelle par l'enseignement- que j'ai quitté parce qu'à l'époque je n'étais pas sûr d'avoir quelque chose d'intéressant à transmettre ! Puis j'ai été marchand de jouets anciens, métier qui m'a donné beaucoup de satisfaction.

 

Et votre formation artistique ?  

-complètement autodidacte et clandestine; mes activités officielles me laissaient du temps pour pratiquer diverses choses, dessin, photo, sculpture... des expériences qui débouchaient sur des résultats convenables, sans plus. En tout cas qui ne me paraissaient pas vraiment aboutis, de sorte que je ne les ai pas publiés, sauf rares exceptions.

 

Pourquoi cela ? Vous pouvez préciser ?

-je n'éprouvais pas ce sentiment de nécessité, qui fait qu'on continue, qu'on persévère, qu'on se donne à fond. J'ai découvert beaucoup de choses, mais je n'étais qu'un dilettante, ce qui par certains côtés est très agréable, mais ne produit pas grand'chose.

 

Mais alors qu'est-ce qui vous a amené à changer ? Car on dirait bien que cette dernière aventure, qui dure donc-  si je compte bien- depuis presque dix ans, semble si l'on peut dire plus

-je ne sais pas si le terme est tout à fait appropré; en tout cas plus exigeante, plus exclusive...

 

Ca ne répond pas au « pourquoi » du changement !

-eh bien, c'est sans doute le fait qu'à un certain moment de la vie, on ressent le besoin de ne plus se disperser, de se centrer sur quelque chose qui prévaut sur tout le reste. Ce que je dis là ne prétend pas être une loi générale, c'est ce que j'ai ressenti. Il y a probablement d'autres chemins possibles...Mais pour moi, c'est celui qui s'est imposé. Du reste, pour aller un peu plus loin dans l'explication, je pense que ce sont les évènements importants, les évènements les plus graves d'une existence qui contribuent fortement à ce recentrage. Je ne vais pas vous raconter ma vie, c'est très banal, mais vous voyez ce que je veux dire ?

 

Oui, je vois très bien ! Mais ces accidents de l'existence, pour employer un euphémisme, ils surviennent pour chacun d'entre nous... quel rapport avec le fait d'entreprendre un tel travail, qui constitue reconnaissez-le une expérience plutôt originale ?

-je vais vous faire une réponse bateau, en usant du poncif habituel: c'est le « mystère de la création » (n'oubliez pas les guillemets)... On ne compte plus les commentaires savants sur le processus créatif, les analyses subtiles, profondes de philosophes, de sociologues, d'historiens de l'art ou de critiques, et même d'artistes qui pratiquent l'introspection... Toutes choses passionnantes d'ailleurs... Pour conclure qu'au fond du fond, il y a quelque chose, un je-ne-sais-quoi d'énigmatique qui subsiste...

 

C'est ennuyeux tout de même de ne pas savoir !

-mais non, au contraire, si l'on savait tout, on n'aurait plus le désir de faire quoi que ce soit; c'est le mouvement qui compte !

 

Mais vous-même, est-ce que vous n'avez pas un point de vue sur le sujet, une opinion personnelle ?

-eh bien, en ce qui me concerne – et notez que je ne parle que pour moi- le passage à l'acte résulte d'une sorte de phénomène de trop-plein; un excès d'intensité de ce qui est vécu; une espèce de débordement irrépressible de pensées, d'images, de souvenirs, d'affects, de sensations... Tous ces phénomènes étant bien sûr liés à ces évènements majeurs de l'existence dont j'ai parlé... Et ce qui est curieux, c'est que cet excès, c'est comme s'il cherchait à prendre forme de façon autonome, presqu'indépendamment de la volonté consciente.. au début tout au moins... D'où le caractère imprévu, surprenant de ce passage à l'acte...

 

Surprenants aussi le matériau, la technique ! Pouvez-vous en dire un mot ?

-le choix du matériau s'est fait très naturellement, car j'en avais déjà l'expérience dans un usage utilitaire. Je connaissais ses qualités, sa facilité d'emploi, sa légèreté, sa disponibilité infinie... On me parle souvent de recyclage, mais je dois dire que ça ne fait pas du tout partie de mon projet artistique ! Cela dit, cet aspect n'est pas négligeable, par la liberté que cela donne de disposer d'un matériau gratuit en quantité illimitée !


Et la technique ?

-je l'a voulue basique, ascétique même pourrait-on dire; en résumé, c'est une trilogie: cutter, colle, couleur... Cette contrainte forte, je pense qu'elle stimule le processus créatif, elle oblige à travailler en intensité, en évitant de se noyer dans des procédures compliquées et coûteuses.

 

Donc passage à l'acte...et ensuite ?

-eh bien, à partir du big-bang, au fil du temps, le processus se développe, le travail s'organise, un langage plastique se crée peu à peu... et un univers se constitue, dont on ne soupçonnait au départ ni la nature ni la dimension....Pour que la création reste vivante, que cet univers soit en expansion, il faut éviter la rationalisation du travail... trop de contrôle, trop de programmation, ça n'est pas bon...Il faut rester ouvert à ce qui surgit !

 

 Je comprends.. Mais ce qui surgit, et que vous n'attendiez pas, est-ce que cela vous satisfait ? Est-ce que vous n'êtes pas déçu, parfois ?

-déçu non ! Satisfait parfois, parfois très surpris, même choqué... en fait, il est vrai qu'il y a des attentes dans ce genre de travail; mais elles sont implicites dans le processus, elles ne deviennent plus claires qu'à postériori...

 

Quelles sont-elles ?

-elles sont diverses, elles valent tantôt pour soi seul, du moins apparemment, tantôt pour les autres; elles varient au cours du temps; elles peuvent être contradictoires entre elles.. mais pour résumer tout de même en peu de mots, je dirais qu'en plus du plaisir pur de l'action, de l'exploration, il y a la récompense du partage, une sorte de consolation.. Mais ce que j'énonce n'est qu'une approche très imparfaite sur un sujet encore une fois mystérieux, qui mériterait qu'on s'y attarde …

 

Ce sera peut-être pour une autre fois ? En attendant, une dernière question: quelle suite comptez-vous donner à ce travail ?

-je ne sais pas... Si vous m'avez bien entendu, vous devez savoir que ce n'est pas moi qui décide.. enfin pas tout à fait... Mais si je me réfère à une formule qui pourrait être une devise, disons que je préfère nettement « quelque chose plutôt que rien »....